Championnats Suisses Longues Distances

25 tours de piste – tour de force ou tour de chauffe ?

Si le tartan est la surface de prédilection de Morgan, le 10,000m, les mythiques 25 tours de piste constituent l’exception qui confirment la règle. Deux tentatives infructueuses sur la distance en 2020 et 2021 ont forcément nourri son envie d’en découdre cette année avec l’enchaînement interminable des 400m, sans répit ni recup. Et quelle meilleure occasion que les CS de 10,000 à Lausanne pour relever le défi ? Quelques semaines après avoir remporté les championnats suisses de 10km, les jambes répondent bien aux entraînements plus lactiques que cet hiver, et l’envie est présente – confirmer son titre, lancer la (tant attendue) saison sur piste et se réconcilier avec l’exigeante épreuve de fond.

A quelques jours de l’échéance, je suis frappée par le flegme de Morgan, qui semble à vrai dire plus serein qu’avant les traditionnels entraînements du samedi matin aux Evaux, et ce malgré l’imminence de la compétition. Car jour après jour, les indices ne trompent pas – contrôle antidopage très matinal, footings moins rapides et plus courts qu’habituellement, entraînement du mercredi allégé, perfusion de pasta, betterave et rap US rythment les heures qui précèdent le jour J.

Le matin du samedi se déroule aussi tranquillement que la fin d’après-midi risque d’être rapide, entre grasse matinée, classique muesli chicorée et réveil musculaire le long de l’Arve. Day in the life, Morgan ne bouleverse pas ses habitudes et semble absolument imperméable au concept de stress – même l’assiette de spaghetti nature qu’il s’inflige à midi ne parvient pas à ternir son enthousiasme.

Il est temps de se mettre en route. On retrouve Titouan, le frère de Morgan, ainsi que leur maman pour partir en direction de Lausanne. “Tu verras, le stade Pierre de Coubertin est magnifique” – en effet, avec son tartan bleu et sa perspective sur le lac Leman, la piste offre un cadre idyllique, mais surtout étrangement désert à 2h de la compétition. S’aligner solo sur un 10,000 virtuel, stratégie imparable pour s’assurer la victoire ? Renseignement pris, les championnats ont lieu au stade Olympique de la Pontaise. L’ambiance y est au rendez vous, les chronos s’affolent sur 600m pour les U16. Morgan retire son dossard. L’orage gronde au loin. La tension commence à monter.

La dernière heure avant l’échéance passe très vite. Nous sommes rejoints par ses amis Guillaume et Wondimu, athlètes de très bon niveau qui partagent les entraînements de Morgan au Stade Genève, sous l’œil bienveillant du coach Marco Jager. Wondimu s’entraîne fréquemment au Kenya, avec un record en moins de 30’ sur 10km, tandis que Guillaume, champion suisse de 5000 en 2022, a fini 6e aux CS de 10km à Uster. S’il a abandonné au 10km de Zurich il y a 2 semaines, ses entraînements depuis lors témoignent d’un niveau de forme allant crescendo. Écouteurs dans les oreilles, concentration à son paroxysme, ses yeux balaient la piste : Guillaume est déjà dans la course. Chacun des athlètes part pour l’échauffement, se met dans sa bulle, dernières gorgées de boisson d’effort, positionnement du dossard sur le maillot – on sent l’habitude du rituel millimétré et les gestes sûrs, tandis que tombe une pluie fine sur le 5000 U20, remporté par Romuald, que Morgan connaît bien pour avoir partagé quelques entraînements à Monté Gordo. Puis il est déjà l’heure de filer en chambre d’appel, après les derniers encouragements de leur coach Marco Jager.

Les athlètes entrent dans l’arène et la pluie cesse brusquement. Le coup de pistolet retentit – ils s’élancent. Morgan prend rapidement les devants. La stratégie est rodée : courir de façon conservatrice jusqu’au 5000m, avec un passage annoncé en 14’50, pour permettre à certains de ses concurrents de se qualifier aux jeux universitaires, avant d’accélérer sur la deuxième moitié. J’ai retrouvé Marc Peoch, le préparateur mental de Morgan, ainsi que sa famille et Philippe, le président de son club français. Nous sommes aux premières loges, les tours s’enchaînent avec une régularité de métronome – 1’11 au 400. Les foulées sont fluides, les athlètes concentrés dans l’effort. Un peloton serré s’est formé derrière Morgan. Guillaume tire parti de la force du groupe pour courir de façon économique et relâchée. Chacun a conscience que la course commence au 5000, et qu’un 10,000m est paradoxalement plus long qu’un 10km en termes de ressenti.

12,5 tours plus tard, le 5000 est passé en 14’50 environ. Contrat rempli, les hostilités (ou la partie de plaisir ? Question de point de vue) peuvent commencer. A la seconde où il franchit la ligne du 5000, Morgan impose une allure plus rapide – 1’10 voire 1’09 par tour. Il reste toutefois assez relâché et donne plutôt l’impression de s’amuser, harangue le public, hésite sur la pertinence de garder ou non ses lunettes, nous fait signe à chaque tour. Si l’un de ses concurrents a tenté de le suivre sur le 6e km, Morgan se retrouve vite à enchaîner les laps en solitaire, laps qui doivent lui sembler d’autant plus interminables. 17, 18, 19… le pace va crescendo. Derrière lui, le peloton s’étiole au fur et à mesure que l’effort s’intensifie, et chacun se retrouve seul face à lui-meme. Guillaume tâche de maintenir l’allure imprimée lors des 13 premiers tours, un effort largement plus difficile désormais, sans émules pour se relayer. L’air se fait lourd et humide, les conditions ne facilitent pas la tâche des athlètes. Morgan continue de mener la danse en solo et en 1’09-08 au 400, en s’octroyant toujours le luxe de quelques signes de la main quand il passe devant nous. 20, 21, 22… “S’il arrête son cirque, il peut faire sub29 !,” s’exclame Marc Peoch – “Allé Mo!!! Sous les 29 là!!” 23 – plus que 2 tours, plus qu’un 800, c’est à la fois pas grand chose et en même temps tellement pour qui tourne en rond depuis 27 minutes dans l’air moite de Lausanne. Morgan allonge la foulée, tire sur les bras, la fin est proche. La détermination se lit dans ses yeux en ce 24eme tour – plus question désormais de s’amuser, le tout est de finir fort. Derrière lui, ses concurrents ne déméritent pas, Guillaume s’accroche, impassible, complètement absorbé dans son effort. La perspective d’une médaille d’argent se fait de plus en plus concrète. Foulée après foulée, les visages sont marqués, les athlètes vont de plus en plus loin dans l’effort, et continuent d’explorer des territoires intérieurs non balisés sur l’impitoyable ovale de tartan. Le son de la cloche retentit – enfin le dernier tour. Mo parvient encore à accélérer et se fait plaisir dans la dernière ligne droite : signes au public et salutation à l’ancienne en franchissant la ligne d’arrivée. 29’01 – Le champion suisse de 10km confirme sa bonne forme, sécurise son titre sur piste, se réconcilie avec le 10,000 et commence la saison estivale avec style et panache. Et puis, surtout, Morgan a l’air de s’être vraiment amusé en cette fin d’après-midi lausannoise. Le sub29 attendra. Guillaume arrive une petite minute après lui pour une belle deuxième place – jolie moisson pour le stade Genève. Le contrat est rempli, Marco se réjouit pour ses athlètes, l’ambiance est au beau fixe malgré le temps pluvieux.

La saison est lancée sous les meilleures auspices – une affaire à suivre à Pacé, le 3 juin, pour la coupe d’Europe de 10,000 pour Morgan, qui s’annonce plus dense et exigeante. Quant à Guillaume, il prévoit de s’aligner plutôt sur quelques 5000. Après ce tour de chauffe de 25 laps, les records sur tartan de Mo et Guillaume ne devraient pas faire long feu d’ici à septembre…

Article écrit par Diotime Boudoussier

Photos prises par Athle.ch, Athletix et Philippe Derolland